Mythologies du féminin #2 Sorcières

Etty Salem
6 min readJul 24, 2021

Retour sur la rencontre du 17 juillet 2021

Le flyer pour le thème des Sorcières, Lilith

Encore une rencontre pleine d’enseignements et de belles surprises. Suite à la rencontre sur Sati il y a un mois, je voulais trouver une thématique et un ou plusieurs mythes où le personnage féminin possède sa propre agentivité, ses buts et ressentis, une vie propre.

Du coup quel meilleur thème que celui de la sorcière, femme rebelle et indépendante par définition ?

Le problème c’est que ce thème est très large. Du coup j’ai décidé de raconter les histoires de Lilith et Circé, deux sorcières célèbres, l’une liée à la tradition judéo-chrétienne et l’autre gréco-romaine.

Voici leurs histoires (la discussion suit):

Lilith

Lilith, John Collier, 1889

Au temps d’avant le temps compté, il était une femme créée de la glaise impure d’un dieu aux mains sales. Une première femme empreinte de la chute et habitée par Lilû, le vent fou des espaces arides. Elle fût nommée Lilith.

Libre de ses faits, libre de son corps, elle refusa de se soumettre à Adam, premier homme et époux obligé. Elle dit: “Je ne m’étendrai pas sous ton corps !”, il dit: “Je ne m’allongerai pas sous toi. Je serai dessus.”, elle dit: “Nous avons étés créés égaux de la même terre, il n’en est pas question.”

Ils ne s’écoutèrent pas. Elle s’envola en murmurant le nom de l’Ineffable.

Elle alla vivre une aventure charnelle avec l’archange Samaël, le venin de Dieu, l’accusateur, le séducteur, celui qui, si ce n’est Satan, est donc son frère: ils ont les vignes dans le même coin.

Adam se plaint envers son créateur: “La femme que tu m’as donnée s’en est allée !”. Dieu est courroucé et déclare que si Lilith ne revient pas, chaque jour, elle perdra 100 enfants. Elle ne revint pas.

Lilith possède ainsi les enfants nouveaux-nés, 8 jours pour un garçon, 20 jours pour une fille. Au premiers jours de leur vie, c’est eux qui meurent pour sa liberté. Lilith, héritière du démon des déserts est une mère qui amène la mort.

Elle fut accusée d’être la cause du meurtre d’Abel par son frère Caïn, premiers enfants d’Adam et Eve, la nouvelle femme. Avec cette dernière, vues comme les cousines de Pandora, elles furent accusées d’être le serpent de la chute hors du paradis. Premières femmes, séduction, plaisir, chute, mortalité.

Elle est la créature de la nuit, toujours entourée d’animaux effrayants et incompris comme le chacal, l’autruche, le hiboux, les chats ou autres animaux à cornes, boucs ou serpents.

Un cri persistant l’entoure, une plainte stridente. Le bruit du vent ?

Elle est celle qui tue les enfants nés de sa chair, celle qui séduit le mari, celle qui séduit la femme pour les tromper tous deux à avoir des enfants qui ne sont pas d’eux, des enfants à demi, pas assez vivants, forts.

Elle est celle qui ne donne pas de descendance.

Circé

Circé, John William Waterhouse, 1892

Au temps d’avant le temps compté, il était une femme seule sur son île qui vivait au milieu des bois où rôdent loups et lions. Sa demeure est remplie d’animaux étranges qui sont autant d’hommes transformés par ses charmes. Elle a quelque chose de Tiamat, déesse première et bestiale.

Cette femme était une déesse, mais une déesse mal dotée, désespérée et en perpétuelle quête d’attention.

Elle drogue les hommes qui accompagnent Ulysses afin de se retrouver seule avec lui pour le séduire. Charmés, les hommes se changent en porcs; ce que remarque Ulysses. C’est peu dire qu’il n’est pas séduit par ce stratagème.

Circé, qui n’obtient rien sans malice, propose à Ulysses de libérer les hommes de son envoûtement en échange d’une nuit avec elle. Ulysses accepte.

L’histoire ne dit pas comment s’est passé le viol sacrificiel du héros.

On sait néanmoins qu’ils eurent deux et peut-être trois fils: Télégonos, Agrios et Nausithoos. Ulysses fût-il finalement charmé pour avoir tant d’enfant de cette femme-monstre ? Le fût-il contre son grès ?

Circé apporte le malheur. “Encore une femme fatale. Elle doit être cousine de Pandora”, dit Hesiode, un homme à barbe.

Discussion

Tout d’abord, merci aux enfants furtifs (qui nous ont vite fait réaliser que rien de ce qui se disait n’était adapté à leur jeune âge), aux personnes improbables et invitées par surprises qui étiez dans le parc et vous êtes joints courageusement à nous ainsi qu’à vous qui avez retenu la date et avez pris le temps d’être là.

Le thème étant celui de la sorcière, c’est de ceci que nous avons le plus parlé même si les deux récits de Lilith et Circé (toutes deux considérées comme des sorcières) sont parfois revenus dans la discussion.

Place de la femme

Le premier point soulevé est celui de la femme empêchée d’être elle-même (Lilith condamnée pour sa liberté) puis du problème de la femme à qui l’on n’accorde même pas une entrée en matière à partir du moment où elle réclame l’égalité. Il semble, que l’histoire, la vraie, ne commence qu’avec une femme (plus) soumise: Eve (et ses enfants).

Quelqu’un nous cite la proximité entre Lilith et Isis, femme-sorcière, femme pont entre les mondes, femme première et puissante qui aurait contribué à construire la figure crainte de la femme guérisseuse chez les premiers chrétiens. On s’interroge sur le lien entre la chasse aux sorcières dès le 15ème siècle et la religion chrétienne. Ou était-ce la Renaissance et la quête de raison qui contribua le plus à ces mises à morts sordides ?

La question du transhumanisme comme philosophie héritée de la Renaissance m’intéresse ici beaucoup en lien avec le renouveau d’un certain paganisme. Mais c’est une autre histoire…

Sorcière, sort, filtre, Instagram, demi-déesse en quête d’attention, influenceuse, Circé.

Sexualité et corps

Après ces questions posées à la temporalité et au caractère historique et mythique de la sorcière, on en vient à des problématiques plus liées au corps. Le corps ménopausé “sorcière”, non-disponible pour l’enfantement et le service aux hommes, le corps libre mais aussi “hors du marché de la séduction et par là de la relation”.

On cite le leurre de la sorcière qui se dissimule en belle femme par l’usage de ses propres filtres. Je ne peux m’empêcher de penser à la figure de la femme trans dans le cinéma jusqu’à très récemment: la tromperie ultime. Je m’interroge sur la proximité anatomique clitoris-pénis. La sorcière est-elle une femme-pénis dans l’imaginaire des hommes ?

Et puis ce qui à mes yeux est une des thématique les plus surprenantes et intéressantes de cette rencontre: en revenant au mythe de Lilith et en discutant de cet enjeu de l’équité, on a dérivé sur la notion de la complémentarité, du puzzle phallus-trou (en référence au livre de Maïa Mazaurette “Sortir du trou”).

Une personne a parlé du fait que la notion de complémentarité homme-femme était potentiellement toxique, comme un modèle limitatif, une excuse pour des inégalités cachées. Lilith en refusant d’être complémentaire (se coucher dessous) échappe ainsi à ce schéma binaire.

Cette critique de la complémentarité (que je viens appuyer par mes propres irritations avec le tantra masculin-féminin) engendre une discussion sur le “politiquement correct”, le fait “qu’on ne peut plus rien dire”.

En fait, derrière cette réaction aux “interdits de langage” se cache le fait que la notion de complémentarité peut être belle aussi.

Les mots

On en vient à parler de mots, de vocabulaire. On se dit que les mots peuvent blesser et qu’on vit dans un monde “à fleur de peau”, ce qui empêche beaucoup de discussions.

On termine ainsi sur la notion qu’on a besoin d’espaces de parole où on ne cherchera pas à finir d’accord mais où le temps passé ensemble aura un peu élargi notre horizon de pensée.

Encore merci à toutes et tous pour votre générosité, vos témoignages et la richesse des échanges.

Prochaine rencontre: pagode thaï, parc du Denantou à Lausanne le 21 août à 14h. Le thème sera: Medusa.

Livres cités lors de cette rencontre:

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